Wim Delvoye, Damien Hirst, Eduardo Kac… L’utilisation de l’animal par l’art contemporain est-il éthique?

L’utilisation des animaux pour le divertissement, dans le cadre d’activités sportives, culturelles ou artistiques, est questionnable. Les zoos, les cirques, les corridas ou les combats d’animaux sont l’objets de controverses. Les courants de pensée de l’éthique animale dans un tel cadre sont documentés. En revanche, la question de l’utilisation de l’animal en art contemporain l’est beaucoup moins. Elle soulève pourtant de lourdes questions liées à l'éthique, à l'esthétique, et à la relation entre homme et nature.

8/18/20249 min read

Au départ, un constat : les œuvres utilisant l’animal dérangent.

Deux artistes emblématiques de cette pratique sont Wim Delvoye et Damien Hirst. Leurs œuvres provocatrices ont suscité des débats intenses.

Wim Delvoye, l’art de la provocation

Wim Delvoye est un artiste belge né en 1965. Ses œuvres qui allient art et biologie l’ont rendu célèbre. L'une d’elle, « Cloaca », dite « la machine à caca », imite le processus digestif humain en utilisant des machines pour créer des excréments artificiels, les étrons étant conservés dans des bocaux pour être vendus, provocation supplémentaire à l’égard des règles du marché de l’art. Mais c'est son travail avec des cochons tatoués qui a véritablement attiré l'attention et suscité la controverse.

Dans les années 2000, Wim Delvoye est devenu éleveur de porcs dans le cadre d’un projet artistique : « Art Farm ». Grâce à un élevage (dans un village aux abords de Beijing, où la réglementation concernant le bien-être animal est quasi inexistante), il a produit des œuvres «mi-animales, mi-objets, mi-humaines ». Il s’agissait alors de tatouer des porcs vivants, leurs peaux constituant alors des œuvres à collectionner. Delvoye travaillait sur plusieurs cochons en parallèle, ces derniers étant anesthésiés. Les collectionneurs achetaient les porcs et pouvaient obvserver à distance l’évolution de l’œuvre grâce à des webcams. Après son abattage, l’animal est dépecé, sa peau est tannée, encadrée et remise à son propriétaire. Ces cochons tatoués, selon Delvoye, interrogent la notion de valeur dans l'art et dans la société de consommation.

Une telle pratique soulève des questions éthiques évidentes : tatouer des cochons pour créer des œuvres d'art peut être perçu comme une exploitation des animaux pour des gains esthétiques et financiers. Les défenseurs des droits des animaux soutiennent que même si les cochons ne souffrent pas physiquement à long terme, le processus de tatouage et la finalité de leur vie sont moralement discutables. Ils argumentent que l'animal est utilisé comme un simple moyen pour une fin artistique, ce qui peut être considéré comme une forme de cruauté et de déshumanisation. La fin ne justifierait pas les moyens. En outre, le choix délibéré d'un environnement législatif moins contraignant pour faciliter une pratique artistique controversée renforce cette suspicion.

Damien Hirst, la mort mise en scène

Damien Hirst, artiste britannique né en 1965, est sans doute l'un des artistes contemporains les plus controversés en raison de son utilisation fréquente de cadavres d'animaux dans ses œuvres. Hirst a acquis une renommée internationale avec des œuvres comme The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living (1991), qui présente un requin tigre immergé dans du formol. Cette œuvre, comme beaucoup d'autres de Hirst, utilise des animaux morts pour explorer des thèmes liés à la mort, à la beauté et à la fragilité de la vie.

Les œuvres de Hirst sont souvent perçues comme choquantes et macabres, et ont suscité des critiques de la part des défenseurs des droits des animaux. Utiliser des animaux morts dans l'art peut être vu comme une forme de nécrophilie esthétique, exploitant la mort pour créer un impact visuel et émotionnel fort. Les opposants soutiennent que cela banalise la mort et transforme les animaux en objets décoratifs sans respecter leur vie passée.

Cependant, Hirst défend son travail en affirmant qu'il cherche à confronter le spectateur à des réalités inévitables et souvent évitées de la vie et de la mort. Selon lui, ses œuvres sont une réflexion sur la condition humaine et la mortalité, utilisant les animaux comme des symboles puissants plutôt que comme des simples objets. Pour certains critiques, Hirst pousse les limites de l'art pour engager un dialogue profond sur des questions existentielles, ce qui peut justifier son approche controversée.

Art ou non : l’animal peut-il être exploité ?

Le principe même d’exploiter un animal, quel qu’en soit l’objectif, se fonde sur notre rapport plus général à l’animal : qu’il s’agisse de le manger, d’en faire un objet d’expérimentation, de se vêtir de sa fourrure ou de le faire travailler, qu’est-ce qui justifie que l’on « se serve » de l’animal ?

Selon les courants de pensée, on pourra ainsi décider que rien ne justifie l’exploitation d’un animal, et on ne peut lui imposer ce que l’on se refuse désormais à imposer à l’homme. Et son consentement lors de certaines tâches ne peut être invoqué puisque, à l’instar des enfants, ce consentement ne peut jamais être considéré comme acquis. Au même titre, l’animal devrait être protégé. Certains poussent jusqu’à développer une théorie abolitionniste : toute exploitation de l’animal par l’homme doit être abolie. De fait, pour ce courant de pensée, l’utilisation de l’animal par l’art contemporain est, au même titre que pour toute autre activité, à proscrire.

Pour d’autres, l’exploitation de l’animal n’est pas à remettre en cause. En revanche, le bien-être animal dans cette exploitation doit être optimisé. Et en premier lieu, on se doit de s’interroger sur l’objectif d cette exploitation.

Le droit de vie et de mort sur l’animal au nom de l’art contemporain

L’art a toujours utilisé des animaux morts.

Il peut s’agir d’animaux déjà morts, pour la réalisation de sculptures taxidermiques par exemple. La mort est antérieure à la création artistique, et sans lien avec elle. Une démarche difficilement condamnable moralement.

En revanche, qu’en est-il des animaux tués pour la réalisation d’une œuvre ? Wim Delvoye, Damian Hirst consomment des animaux pour leur art comme le ferait la recherche scientifique ou l’industrie alimentaire. Est-ce pire ? L’art serait alors moins indispensable, moins vital, que la saucisse ? Un point de vue très, très discutable.

Troisième catégorie : les animaux tués PAR l’œuvre. Vivants avant l’œuvre, ils sont tués par elle. En 2000, Marco Everasti invitait les spectateurs à mettre en marche des mixeurs Moulinex dans lesquels étaient placés des poissons rouges. Guillermo Vargas a, en 2007, laissé un chien mourir de faim, attaché au mur d’une galerie. Dans les deux cas, l’indignation fit mondiale, à renfort de pétitions et de procès. Curieusement, cette indignation soulignait de fortes disparités culturelles, les performances étant totalement acceptées dans certains pays, vouées aux gémonies dans d’autres.

Dix ans plus tôt, Damian Hirst avait ouvert la brèche en illustrant le cycle de la vie par des mouches enfermées dans des caisses de verre. A l’évidence, la mort des mouches choqua moins que celles des poissons rouges, qui choqua moins que celle du chien. Une hiérarchie des indignations s’installe selon d’une part le degré de proximité de l’animal concerné à l’homme et d’autre part son statut. La mise à mort d’un animal d’élevage, donc destiné à une mort qui est leur raison d’être, choque mais en raison de la schizophrénie qu’elle met en évidence : tout le monde sait que ces animaux sont destinés à être mis à mort mais personne ne souhaite le voir.

Peut-on utiliser l’animal de façon éthique en art ?

Historiquement, les animaux ont été utilisés dans l'art pour symboliser diverses idées et concepts, allant de la force et de la beauté à la mortalité et à la spiritualité. Cependant, la modernité a apporté un nouveau cadre éthique et des sensibilités accrues à l'égard du bien-être animal. De nos jours, tuer un animal pour l'art est généralement perçu sous un angle éthique beaucoup plus strict que par le passé.

La question de tuer un animal pour produire de l'art contemporain est particulièrement délicate et soulève des débats passionnés parmi les critiques, les philosophes, les défenseurs des droits des animaux, et le grand public. L'intention de l'artiste est cruciale pour évaluer l'éthique de tuer un animal pour une œuvre d'art. Si l'acte de tuer est destiné à provoquer une réflexion profonde et significative sur des questions importantes comme la mortalité, la violence ou la relation de l'homme avec la nature, certains pourraient justifier cet acte comme un sacrifice artistique. Cependant, si l'animal est tué simplement pour choquer ou attirer l'attention, cela peut être jugé comme une exploitation gratuite et inacceptable.

La mort d’un animal pour produire de l'art contemporain est une question de valeurs et de priorités éthiques. D'un côté, certains argumentent que l'art a toujours été un domaine où les frontières de l'acceptable sont poussées pour provoquer la réflexion et le débat. Dans ce cadre, la mort d'un animal pourrait être vue comme un moyen extrême mais nécessaire pour atteindre un objectif artistique important.

D'un autre côté, beaucoup soutiennent que la vie animale a une valeur intrinsèque qui ne devrait pas être sacrifiée pour l'art, quelle que soit l'intention de l'artiste. Cette perspective repose sur l'idée que la souffrance et la mort des animaux pour des fins non essentielles, telles que l'art, sont moralement injustifiables.

Pour déterminer si l'utilisation des animaux dans l'art contemporain est éthique, plusieurs critères peuvent être pris en compte. Ces critères doivent équilibrer les préoccupations liées au bien-être animal avec les intentions artistiques et le message véhiculé par l'œuvre.

Le bien-être des animaux utilisés. Les animaux vivants ne doivent pas être soumis à des souffrances inutiles. Les conditions de vie, les soins et le traitement des animaux doivent respecter les normes éthiques et légales strictes. Dans le cas des animaux morts, la provenance et la méthode de leur obtention doivent être transparentes et éthiquement justifiables. On retrouve ici une logique morale finalement proche de celle de l’utilisation de l’animal pour la recherche scientifique.

Damien Hirst est souvent au centre de ce débat. Par exemple, son œuvre « A Thousand Years » (1990) montre un cycle de vie complet où des mouches naissent, se nourrissent d'une tête de vache décapitée et meurent dans un appareil électrique. Bien que cette œuvre puisse être interprétée comme une réflexion sur le cycle de vie et de mort, elle utilise des animaux (mouches) et des morceaux d'animaux morts de manière qui pourrait être vue comme moralement ambiguë.

Les normes éthiques et légales jouent un rôle central dans la discussion. Dans de nombreux pays, des lois strictes encadrent le traitement des animaux, interdisant la cruauté et l'abattage non nécessaire. Respecter ces lois est une condition sine qua non pour que l'utilisation des animaux dans l'art puisse être considérée comme éthique.

Wim Delvoye, par exemple, a déménagé sa ferme de cochons tatoués en Chine, en partie parce que les réglementations sur le bien-être animal y sont moins strictes qu'en Europe.

L'intention de l'artiste joue un rôle crucial dans l'évaluation éthique. Si l'utilisation de l'animal sert à véhiculer un message important, à susciter une réflexion profonde ou à critiquer des aspects de la société, cela peut être considéré comme ayant une valeur artistique et éthique. Cependant, si l'animal est utilisé de manière gratuite ou sensationnaliste, il s’agit davantage d’une exploitation immorale.

Dans ce contexte, Eduardo Kac, artiste pionnier dans l'art transgénique, propose une approche différente. Son œuvre « GFP Bunny » (2000) a introduit un gène de méduse dans un lapin pour le faire briller sous une lumière ultraviolette. Kac a insisté sur le fait que le lapin, nommé Alba, vivait une vie normale et n'était pas en souffrance. Bien que cette œuvre soulève également des questions éthiques, elle n'implique pas la mort de l'animal.

L’impact social et culturel. L'œuvre provoque-t-elle un débat constructif sur des questions importantes telles que la place de l’animal, la mortalité ou la surconsommation ? A ce titre, y a-t-il un bénéfice social à en attendre ? En quelque sorte, le jeu en vaut-il la chandelle ?

La transparence et la responsabilité. Les méthodes utilisées sont-elles à la fois transparentes, publiques et assumées ? En étant clair sur ses motivations et sur les moyens mobilisés pour y répondre, peut aider à la justification de son œuvre sur le plan éthique.

Enfin, existait-il des alternatives à l'utilisation d'animaux ? Si c’est le cas, elles doivent à l’évidence être privilégiées. La technologie et les matériaux modernes offrent souvent de tels moyens. L’humour aussi : on se souvient du camion d’abattoir de Bansky à New York, chargé d’adorables peluches au regard pétrifié, parcourant la ville dans des cris déchirants. L’artiste visait à dénoncer « la cruauté engendrée par l’industrie de la viande ».

L'utilisation des animaux dans l'art contemporain par des artistes comme Wim Delvoye et Damien Hirst ne peut être abordée de façon binaire : l’exploitation et la cruauté dénoncée par certains peut pour d’autres trouver sa justification dans l’impact de l’œuvre ou sa profondeur. Finalement, il semble que les seuls enjeux éthiques soulevés par l’utilisation de l’animal dans l’art suffiraient presque à justifier la démarche.